Par Marie-Claude Dayde, chargée de mission, ERE Occitanie

Le projet de loi sur « l‘aide à mourir » interroge nos valeurs éthiques en ce sens qu’il provoque un débat au sein de la société et parmi les soignants sur les extrêmes et les limites. Situation extrême et exceptionnelle d’une personne malade dont les souffrances ne parviennent pas à être soulagées et qui demande à être tuée par compassion, notamment avec l’aide de proches ou de soignants. Limite de la définition du soin en pareille situation, limite de la relation de soin vécue avec les soignants en cas d’euthanasie ou de suicide assisté. Comment trouver pour patient et soignant l’attitude la plus juste dans le respect des valeurs de chacun ? Quelles perspectives construire pour ne pas s’y perdre ?

De « l’aide aux mourants » à l’aide à mourir

Dans les années 1975, en France, des membres de la société civile et des soignants ont contesté les conditions de la fin de vie des personnes gravement malades voulant instaurer une véritable solidarité citoyenne. Si la relation de soin est d’abord une rencontre, celle-ci ne pouvait avoir lieu alors même que les portes des chambres restaient fermées laissant les personnes en fin de vie à leur solitude et leur souffrance. Dans le contexte d’une médecine dont les progrès scientifiques et techniques pouvaient laisser croire que l’on puisse guérir de tout et devenir invincible, le mouvement naissant des soins palliatifs entendait s’opposer à la solitude et à la souffrance en fin de vie par une « médecine de la personne » plus humaine accompagnée d’une approche holistique propre aux soins infirmiers.

Progressivement naîtra une tension entre la mort en tant qu’événement social et la fin de vie de plus en plus médicalisée pour répondre aux situations de plus en plus complexes générées en partie par les progrès de la médecine mais aussi par les attentes de la société et engendrant au passage des questions économiques et politiques liées aux coûts. Comme l’évoquent C. Lefève et J.-C. Mino « Le problème ne réside pas dans l’apport indispensable des sciences à la médecine, mais dans la réduction de la médecine à une science. »[1]  soulignant ici l’importance de la singularité de chaque situation.

En France, l’un des premiers textes fondateurs, paru en 1986 et intitulé « Soigner et Accompagner jusqu’au bout – « L’aide aux mourants » crée une nouvelle catégorie de malades qualifiés de « mourants »[2]. La mort est-elle devenue une maladie ? Quelques années, plus tard, en 1991, F. Quéré interrogera ce nouveau statut des êtres qui achèvent leur vie, « Comment nier qu’ils demeurent des personnes, dans cet état que la science étire indéfiniment ? Les comités d’éthique recommandent qu’on les traite comme des malades, leur fin n’est qu’un peu plus longue »[3], et parfois très médicalisée pourrait-on ajouter aujourd’hui.

Ainsi, le paradoxe a été renforcé entre ce souhait de ne pas « surmédicaliser » la fin de vie et l’émergence d’une médecine palliative rejoignant les autres segments de la médecine et donc soumise aux mêmes obligations, notamment de tarification à l’activité peu pertinente à freiner une médicalisation courant le risque de devenir excessive. Un argument qui plaide en faveur d’une reconnaissance institutionnelle et d’un mode de financement différent de la médecine palliative. Parallèlement, peu à peu la reconnaissance de l’autodétermination et des droits des personnes malades et en fin de vie leur permet de refuser toute obstination déraisonnable en demandant la non mise en œuvre, l’arrêt ou la limitation de traitement ou encore, dans certaines conditions une sédation profonde et continue jusqu’au décès.[4]

Malgré cela, il est des situations, reconnues comme exceptionnelles dans de nombreuses publications, où la souffrance reste parfois difficile à soulager et devient réfractaire aux traitements. Au fil des années, car le débat n’est pas nouveau, une partie de l’opinion publique s’est familiarisée avec le fait que l’aide à mourir serait devenue légitime, permettant pour certains d’éviter des souffrances réfractaires, pour d’autres de choisir le moment de leur mort. R Schaerer, en 1997 avait déjà identifié, dans de telles situations, le danger d’instrumentalisation des soignants, précisant alors que « le risque était clairement que la représentation sociale du médecin et du soignant inclue, peu à peu, l’image d’une personne compétente pour nous faire mourir ».[5] C’est, en partie, ce que propose pour les médecins et infirmières, le projet de loi actuel sur l’aide à mourir, leur conférant la « compétence » d’un acte létal.

Prendre soin quand la mort provoquée s’invite dans la relation de soin 

Cette médecine de la personne, évoquée précédemment, rejoint une éthique du care, de la sollicitude, attentive à la vulnérabilité de la personne dans sa singularité. Cette attention s’inscrit dans la relation de soin qui, dans une interdépendance, expose le professionnel à la souffrance d’autrui. Une intensité émotionnelle où les aides-soignantes et les infirmières sont en première ligne. Dans notre société de consommation, le soin est parfois réduit à une prestation de service. Mais si l’on considère la relation de soins dans une réciprocité de don où les infirmières écoutent, suscitent les capacités et tentent d’apporter des réponses aux demandes des personnes malades, les personnes malades quant à elles, donnent aux soignants leur subjectivité, un peu de leur intimité, parfois leur nudité et souvent la force de poursuivre en donnant sens à l’action soignante. Avec le projet de loi qui se profile, c’est entre autres, cette question du sens qui va être à revisiter.

Dans le cas d’une législation autorisant l’injection létale, quel impact pourrait avoir ce « faire mourir » sur la relation de soin ? Le soignant ne va-t-il pas se protéger du phénomène d’attachement, notamment dans un long suivi, avec une personne malade qui va être tuée ? Va-t-il accepter d’accomplir le geste létal mettant un terme à cette relation de soin en même temps qu’un terme à la vie ? Alors même que les professionnels des soins infirmiers se préoccupent de prendre soin de la vie jusqu’au bout, de toutes ces petites choses qui relient la personne malade à la vie : un regard, une parole, une main qui apaise, une attention à son confort…par lesquels la personne comprend qu’elle a de l’importance pour autrui même en fin de vie, c’est peut-être cela aussi la fraternité. Va-t-il au contraire, s’appuyer sur la clause de conscience et souhaiter que la personne malade puisse être confiée à un autre soignant, une autre équipe pour se protéger, par cette forme de renoncement lui permettant, peut-être illusoirement, de se détacher de la relation ?

Mais ce « relai » vers une continuité des « soins », auquel les professionnels sont tenus, peut être vécu comme un abandon par le malade aussi bien que par l’infirmière et non comme un détachement. Les questions ne manquent pas et au-delà de la pensée individuelle invitent à penser collectivement ces situations si singulières. Spécifiquement face à ces situations de morts provoquées marquées pour les soignants par un dilemme entre doute de la bienfaisance et respect de la volonté du malade.

L’idée de prévention de l’épuisement professionnel nous invite à travailler sur l’accueil d’autrui et notamment des personnes qui veulent mourir, afin d’éviter que la perte de relation ne conduise à une déshumanisation des soins et engendre une souffrance des soignants.

Les professionnels des soins palliatifs sont aussi confrontés à ces questions, notamment dans l’ambivalence des désirs de mort, et soutenus par leur formation, un travail d’équipe pluriprofessionnel et de réflexions collégiales. « Régler la mort d’autrui c’est aussi anticiper sa propre mort, anticiper un demain »[6] nous dit P Ricoeur. Quel impact peut avoir sur les proches le fait de « régler » la mort d’un des leurs ? Ce que l’on note, par expérience des fins de vie à domicile, c’est que même lorsqu’ils ont été extrêmement présents dans l’accompagnement voire les gestes de soins, après le décès, un sentiment de culpabilité émerge chez les proches. Pour « travailler » cette question, les infirmières s’appuient souvent sur le bien-être qu’ils ont pu apporter à la personne malade pendant toute la période de la maladie où elles les ont aussi accompagnés.

Des changements lexicaux, source d’ambiguïté de la finalité des actes

Nommer c’est reconnaître, ce n’est plus « la chambre six » ou « le patient de la chambre deux », c’est une personne…Nommer c’est inscrire les choses dans la réalité, les faire exister dans la pensée avant de les traduire en actes. Et, comme nous le suggère la sociologue M. Bresson[7] « Il est important de rappeler que les mots ne font pas que décrire une réalité. Leur définition se construit et se déconstruit socialement, dans les rapports de force et les relations. »  Faut-il voir un rapport de force entre l’utilisation du terme « d’aide à mourir » proposé pour le législateur et ceux de « suicide assisté » ou « d’euthanasie » relevés par nombre de soignants et de philosophes pour nommer ces actes ? Car même de manière exceptionnelle et à la demande du patient, l’injection d’une substance létale est une euthanasie qui dans le projet de loi en cours n’est pas nommée, or donner la mort doit être pensé en amont de l’acte et sa finalité précisée collectivement.

Pour certains soignants, notamment ceux qui ont peu la pratique des soins palliatifs, il existe déjà des confusions entre anxiolyse et sédation profonde et continue jusqu’au décès ou encore entre arrêt et limitation de traitements et suicide assisté. Le fait de ne pas nommer la conséquence du geste peut entrainer une confusion dans le sens de l’intention et atténuer celui de la responsabilité des soignants.

Un autre glissement sémantique, et non des moindres, nous invite à croire qu’une mort provoquée par euthanasie ou suicide assisté serait une mort naturelle, donc non provoquée par un tiers.

Peut-on faire croire aux générations futures que tuer des malades (même à leur demande et sous certaines conditions) serait naturel ? Une demande sociétale faite à la médecine de soulager certes, mais soulager, pour les infirmières n’est pas tuer. N’y a-t-il pas là un glissement pour notre humanité ?

Le paradoxe pour les infirmières et médecins en exercice libéral, est qu’ils pourraient être invités à facturer à l’assurance maladie un ou différents actes létaux selon quelle terminologie, « aide à mourir », euthanasie, suicide assisté ? L’introduction d’une telle codification est loin d’être anodine et renvoie à la question de la valeur d’un acte qui met fin à une vie ? Ce qui, d’un point de vue éthique, questionne aussi le fait de retirer un avantage de la mort provoquée d’autrui. D’autant que, dans ce mode d’exercice, pour les infirmières, les soins du corps comme la toilette ultime ne relève pas actuellement d’une prise en charge par l’assurance maladie, les soins pris en charge s’adressant aux vivants.

Autre changement, de terminologie cette fois-ci, les soins palliatifs deviennent des soins d’accompagnement et ceci est annoncé comme un changement de concept, mais dans l’énoncé de ce dernier on retrouve ce que les infirmières et les autres soignants mettent déjà en œuvre en soins palliatifs, l’anticipation, l’approche globale et l’accompagnement des proches. Il ne s’agit donc pas d’une nouveauté ! Mais peut-être de l’idée d’enfermer dans une même terminologie ce qui relève des soins palliatifs et d’un acte létal, source de confusion.

Pour certains soignants « donner la mort » restera toujours une transgression malgré la loi

L’interdit de tuer, quel que soit son ancrage, philosophique, éthique, spirituel est profondément enraciné chez un certain nombre de soignants, c’est une donnée à prendre en compte car la transgression peut engendrer de la souffrance chez les soignants. Sans même parler de transgression, différents témoignages, d’infirmières notamment, attestent que lorsqu’elles ont vécu dans leur carrière le décès d’un patient survenant rapidement après un acte infirmier, injection de morphine par exemple, elles se questionnent sur l’origine du décès et se culpabilisent, alors même que le patient est décédé de sa pathologie ou dans le souci de le soulager et d’un double effet prévu et toléré en tant qu’effet secondaire non désiré du traitement.

Les infirmières ont des valeurs professionnelles, (sollicitude, empathie, altruisme, intégrité respect de la personne…) confortées par l’expérience sur lesquelles elles peuvent prendre appui pour instaurer une relation de confiance avec les personnes soignées. Ces valeurs à visée humaniste ne se décrètent pas par la loi, celle-ci nous indique ce qui, en droit est autorisé ou non tant pour les citoyens que pour les professionnels, elle atteste probablement de certaines valeurs de la société mais ne dicte pas les valeurs qui fondent l’éthique des professionnels. Si la loi autorise le suicide assisté et/ou l’euthanasie, le droit de tuer même dans des situations exceptionnelles restera pour un certain nombre de professionnels de santé toujours une transgression, un « hors champs » des repères professionnels et pour certains un « hors soin ».

« C’est parce qu’il y a l’interdit du meurtre que les soignants sont créatifs, cherchent des solutions improbables »[8] nous dit le Dr Hocini. L’interdit ouvre à la recherche d’autres solutions.

Dans nos institutions de soins où tout est protocolisé, il est à craindre qu’il en soit de même pour l’euthanasie et le suicide assisté laissant une moindre place à la réflexion collégiale en amont et à la relecture de l’événement à postériori.

Autre question, comment se situer dans une équipe de soins où certains acceptent d’accomplir l’acte létal et ou d’autres refusent invoquant la clause de conscience ? Comment définir une cohérence d’équipe vis-à-vis de ses membres mais aussi des patients et de leurs proches. Certains soignants dont le point de vue sera minoritaire, dans un sens ou dans l’autre, ne vont-t-ils pas subir la pression de leurs collègues ou de leur hiérarchie pour se rendre à l’avis des plus forts ? Donner la mort, « un projet de soins » ? Un projet d’équipe ? Un « hors » projet ?

Conclusion

La crise sanitaire que nous avons vécu récemment a fait comprendre, dans ce « temps arrêté » (kairos) à nombre de nos concitoyens que nous étions tous vulnérables et mortels, elle n’en a pas moins freiné l’illusion de la maitrise de la mort et balayé un peu rapidement la question du doute et de l’incertitude en santé. Bien que la mort reste un mystère, un impensable, elle est considérée par certains, non comme un processus de la vie, mais comme une pathologie ultime que la médecine pourrait aider à prendre fin et où les infirmières seraient impliquées dans l’acte létal, parfois sans même que des soins palliatifs aient pu être prodigués faute de moyens et/ou de formation des équipes de soins. Ce qui pose désormais, de façon encore plus criante la question de l’équité d’accès aux soins palliatifs.

[1] Former de vrais thérapeutes-La place des sciences humaines et sociales dans les études de médecine Céline Lefève, Jean-Christophe Mino Dans Études 2011/2 (Tome 414), pages 187 à 198

[2] Higgins « L’invention du mourant ou la mort pacifiée » ESPRIT – Janvier 2003 – Page 1 sur 31

[3] F Quéré l’éthique et la vie, Ed Odile Jacob 1991- Les cahiers du CCNE pour les sciences de la vie et de la santé n°4- juillet 1995 p.6

[4] LOI n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (J.O. du 03/02/2016)

[5] R.Schaerer, Les soignants face aux demandes de mort réitérées-Dossier Fin de vie et pratiques soignantes- La lettre de l’Espace éthique AP-HP n° 9-10-11-Automne hiver 1999-2000.

[6] Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, suivi de Fragments seuil 2007

[7] In L’infirmière n°42 mars 2024 p.36 ITW de M. Bresson Pr de sociologie-Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

[8] Dr F. Hocini- L’euthanasie et son angle mort- Passer du réflexe à la réflexion, conférence Oncopole Toulouse 14 mars 2024. (Co conférencier Dr B. Dallaporta)