Par Vincent Grégoire Delory, chargé de mission ERE Occitanie
La mémoire déforme les souvenirs, c’est entendu. Je me souviens plus ou moins distinctement des paysages de mon enfance rouergate. Les rues austères de Rodez, un petit village caussenard ou un autre sur les bordures du Lévezou… Plus j’y pense, plus ces images intérieures de mes années soixante-dix semblent révéler les paradoxes d’une époque à la fois bénie et obscure. C’était le temps des innombrables papillons, des écrevisses et des vers luisants que nous nous amusions à recueillir dans le creux de nos mains transformées en lampes magiques. Je revois mon grand-père cherchant vainement à me transmettre sa passion pour la pêche à la truite alors abondante dans les méandres secrets que tout le monde connaissait. Le tout dernier attelage à bœufs du village constituait une petite attraction locale ; une nostalgie que nous sentions alors poindre nous poussait à le photographier sous l’œil amusé de son propriétaire sans âge, décoré des plus sinistres batailles d’une guerre dont il était, bien sûr, interdit de parler, surtout lors des cérémonies du 11-Novembre.
Je ne puis m’empêcher de me revoir, tout fier sur mon vélo, portant des sacs de déchets domestiques à la sortie du village. Tout près du vieux cimetière, coulait entre les chênes séculaires une magnifique cascade de sacs en plastique multicolores d’une décharge sauvage. J’y ai jeté, moyennant une petite gratification de quelques centimes, des dizaines de poubelles dans ce flot malodorant dont nul ne contestait l’utilité ou l’usage. Bien sûr, il était évident que le ruisseau qui coulait en contrebas charriait de plus en plus de déchets mais bon, la nature saurait bien les digérer. Elle en avait vu bien d’autres !
Les périphéries des villes commençaient à s’enorgueillir de constructions modernes, imposantes, décorées d’une héraldique nouvelle où des étendards publicitaires semblaient imposer le respect hérité des oriflammes de jadis. Ces « grandes surfaces », si pauvrement désignées, vidaient peu à peu les centres-villes d’une clientèle aimantée par la promesse de produits moins chers et surtout ne s’embarrassant pas d’un quelconque carcan saisonnier. De nouveaux horizons naissaient ! Nous rendions grâce aux lointains camions nous offrant l’incroyable privilège de goûter les bienfaits des fraises espagnoles ou des vins italiens délicatement déposés dans de charmantes bouteilles en plastique ou étoilées. Quelques vieux ronchons regardaient cela de travers en rouspétant contre cette négation des saisons mais, venant de gens qui s’entêtaient à marmonner un patois suranné, nous n’y faisions pas vraiment attention.
Ils sont morts depuis bien longtemps. Voici que leur image me revient distinctement, à front renversé. Ils ne s’inquiétaient certes pas vraiment des décharges sauvages qui défiguraient nos campagnes mais maugréaient contre l’irrespect que nous affichions vis-à-vis de l’ordre éternel des saisons. Ils se plaignaient de la disparition des écrevisses tout en refusant obstinément de procéder au remembrement de terres léguées par leurs aïeux. Ils voyaient clair et nous étions prévenus.
Depuis lors, les décharges sauvages ont disparu des paysages français car nous avons progressivement pris conscience de la fragilité des écosystèmes naturels. A l’écologie politique de mes années de jeunesse succède désormais un idéal démiurgique de protection de la nature nous enjoignant – excusez du peu – à « sauver la planète ! ». Nous trions gentiment nos déchets, recherchons les produits autoproclamés « bio », ne jetons plus nos paquets de cigarettes sur une voie publique exempte de déjections variées minant le bitume d’antan. Le monde contemporain est propret et bien-pensant. Nous sauvons notre planète bleue comme une orange en lui injectant une kyrielle de pesticides eschatologiques. Les héritiers des grandes surfaces de jadis drainent d’énormes fraises insipides ou d’impeccables agrumes aux couleurs parfaites…mais n’oublient jamais de mettre en avant les inénarrables têtes de gondoles au goût « vertueux, éco-responsable et éthique ». De fait, toute « grande distribution » dans le vent doit afficher sans vergogne les incontournables expressions hagiographiques d’une éthique commerciale sanctuarisant les produits « sans pesticides » dans l’immensité atone des temples de la consommation.
Comment ne pas rendre grâce à ces industriels champions du « zéro pesticide », véritables sauveurs de nos écosystèmes locaux ? Comment ne pas s’émouvoir devant ces superbes logos verts vantant un « commerce éthique » ? Comment ne pas remercier nos prudents législateurs qui, dans leur remarquable sagesse, interdisent désormais nombre de produits phytosanitaires au sein de la Communauté européenne ? A grand renfort de communication, ces signaux semblent traduire une vertueuse prise de conscience de la complexité fragile des écosystèmes naturels. Peut-être un peu… Seulement voilà : pour continuer d’inonder le marché européen de comestibles immaculés, les tampons sanitaires sensés rassurer viennent troubler nos représentations morales. Si nous applaudissons la sévérité grandissante des lois européennes face à l’utilisation de molécules phytosanitaires susceptibles d’impacter gravement la santé humaine, nous saisissons sans difficulté l’inévitable variabilité des éclairages juridiques propres à chaque partenaire commercial. Dès lors, l’intuition selon laquelle les produits interdits en nos régions demeurent présents dans nos assiettes prend tout son sens. Une molécule indésirable tolérée en d’autres contrées acquiert miraculeusement une autorisation d’empoisonner si le poison n’est pas utilisé sur place. Rien n’empêche non plus en théorie de produire à domicile cette molécule dangereuse, de la vendre à un tiers (au hasard en Amérique méridionale) qui s’en étant copieusement servi, inonde notre marché de délicieux produits agricoles pollués.
Résumons-nous. En l’espace d’un demi-siècle, nos sociétés ci-devant « occidentales » ont appris à penser les subtiles inférences entre les échelles des écosystèmes naturels. Cela n’a pas été sans peine. Nous avons appris qu’une décharge sauvage perdue au fin fond de l’Aveyron impactait profondément des équilibres naturels moins résilients qu’attendus. Nous avons mieux compris en quoi la plasticité des écosystèmes naturels pouvait modifier notre regard sur l’écosystème humain. Nous avons pris conscience, plus exactement, de ce que ces écosystèmes artificialisés disent de notre commune nature humaine. Nous avons pris conscience à quel point la protection ou la modification des écosystèmes naturels nous oblige à nous saisir dans toutes nos dimensions anthropologiques. Nous nous appliquons à appréhender notre humanité en tant que relation pensée avec l’évolution des écosystèmes. Nous redécouvrons la question de la dignité humaine comme la prise de conscience d’une écologie intégrale où s’exprime ce qui subsiste en tout écosystème en devenir : notre maison commune.
D’une prise de conscience l’autre, cette « maison commune » n’en finit plus d’interroger notre pensée morale. Acheter un produit « bio » ou issu de « circuits courts » ne nous dédouane certes pas de considérer en face les questions qui fâchent. La prise de conscience de la fragilité physiologique des écosystèmes vivants nous conduit à chercher des solutions vertueuses au travers de la bioéconomie circulaire par exemple. Cette fragilité ne saurait cependant occulter la nécessaire vulnérabilité du vivant « ouvert » à une incessante adaptation à l’impermanence des écosystèmes. Tout être vivant en effet, parce que vivant, s’exprime en une relation intime avec son environnement. Nous pourrions même dire que si le vivant ne fait qu’un avec son écosystème, il ne s’en distingue que pour mieux s’y unir. En ce sens, seule la vulnérabilité subsiste.
En tant qu’humains, nous ne faisons pas exception à cette loi physiologique de la vulnérabilité. A la différence près cependant que nous nous construisons dans la prise de conscience du regard d’autrui, en tant qu’expérience commune symbolique, psychologique ou encore métaphysique. Accueillir cette vulnérabilité offre une dimension morale à l’appréhension des écosystèmes qu’il ne s’agit pas uniquement de sauvegarder ou de modifier de façon plus ou moins vertueuse. Détruire de lointains écosystèmes afin que les nôtres survivent n’a ainsi pas plus de sens que considérer la dignité humaine selon des critères d’acceptabilité locale ou de convenance personnelle.
Oui, l’artificialisation des écosystèmes naturels répond à la compréhension du réel en tant que signe d’humanisation. En ce sens, les écosystèmes artificialisés répondent non seulement à une nécessité de conservation de l’espèce humaine mais aussi – et surtout – à une prise de conscience collective de notre humanité en tant que telle. La notion d’écosystème ne saurait ainsi se réduire au seul fait scientifique car comprend en elle-même une profondeur de champ où l’intime de l’humain se révèle.