Par Patrick Calvas, chargé de mission ERE Occitanie
Lucidité et prise de conscience
Nous étions sept réunis afin de débattre des tensions éthiques générées par les modifications de l’environnement et de ses conséquences sur le monde vivant. Une assemblée érudite, constituée d’universitaires, proches des sciences du vivant, des sciences humaines : médecin, agronome vétérinaire, philosophe. L’idée dominante n’était pas de trouver sans délai un remède à cet impact. Nous savions tous l’emprise que l’homme exerce sur son milieu, que son intervention permanente sur l’environnement impactait celui-ci d’une façon négative pour la plupart des formes de vie dont la sienne. En échangeant nos sources nous constatâmes rapidement que nous avions tous été depuis plusieurs décennies nourris de nombreux avertissements de notre action négative. Depuis Lucrèce (1) en passant par Rousseau (2) nous savions que notre civilisation occidentale était de longue date avertie de l’intérêt pour l’homme d’occuper une place harmonieuse dans la nature. Certes, nous étions aussi imprégnés de la pensée cartésienne d’avoir par notre position les moyens d’assujettir le reste du monde vivant. Pourtant avides de savoir biologique nous avions passé nombre d’années à chercher les causes et les mécanismes du fonctionnement du vivant, à tenter d’en réparer les altérations… Nous avions lu aussi Henry David Thoreau (3), Aldo Leopold (4), Philippe Descola (5) et tant de données scientifiques sur la toxicité potentielle de toute substance active. Nous avions enseigné à tant d’étudiants les effets secondaires de nos actions, sur les micro-organismes, les plantes, les animaux dont l’homme. Nous avions lu ou parcouru les rapports du GIEC (6), de l’UNESCO (7–9), de l’Inserm (expertises collectives de l’inserm) (10,11) . Bref nous étions conscients ! Conscients que tout ou presque avait déjà été, décrit, déchiffré, théorisé et que l’apport d’un groupe de réflexion éthique n’aurait probablement plus rien d’original. La diversité des travaux menés dans tant de disciplines traduisait bien la complexité des problèmes dont la masse et l’intrication dépassaient largement le panorama des contre-mesures mises en œuvre et des solutions supposées. On percevait bien que seul un changement important sinon massif de nos attitudes aurait raison des problèmes que nous contribuions tous à générer. Bien qu’avertis, étions-nous tout tout ce temps vraiment lucides ? Probablement non car nous n’avions pas jusqu’à une date relativement récente, aboutit à une prise de conscience de l’ampleur des problèmes environnementaux et de leurs impacts sur les organismes vivants et la santé humaine. Il nous a alors semblé que le rôle d’un espace de réflexion éthique, si il ne pouvait pas apporter de données bien nouvelles sur le sujet, pourrait être d’accroître la diffusion des informations d’une manière accessible, neutre et raisonnée. Décrire et sensibiliser aux problèmes induits par la modification de l’environnement dans tous les domaines du vivant est peut-être un moyen éthiquement acceptable de favoriser l’accès à une prise de conscience selon les sensibilités de chacun et de catalyser la mise en place de motifs de comprendre et d’admettre les efforts nécessaires pour aboutir à changer notre rapport au monde.
Nous nous sommes donc prêtés au jeu de savoir quels avaient été les moteurs de nos prises de conscience du sérieux de la situation et retracé au travers de nos formations, nos métiers et nos activités les parcours de nos éveils.
Soignants, nous avions tous constatés l’apparition plus précoce d’affections par ailleurs connues, en particulier des maladies neurologiques dont la cause restait mystérieuse après que nous ayons déroulé l’ensemble des moyens d’investigation disponibles. Par contre, progressivement des corrélations émergeaient telles l’association de l’exposition régulière et prolongée à des substances chimiques avec des maladies évolutives du système nerveux central comme la maladie de Parkinson, des atteintes des nerfs, des troubles du comportement ou du développement cognitif, des cancers…
Chercheurs cliniciens et biologistes, nous apprenions que certaines des pratiques acquises par nos apprentissages et ancrées dans notre comportement ne résistaient pas à une analyse scientifique fouillée. C’est le cas du monde agricole ou tous les scientifiques constatent que l’industrialisation des techniques de culture n’apporte pas les solutions attendues sur le long terme. Au contraire, la « révolution verte » de l’après 1945 se traduit par une détérioration des sols, des paysages, de la qualité des produits. Le bien-être animal est trop souvent négligé comme l’est celui des hommes. Nous constations que les études réalisées sur la toxicité à long terme de produits massivement employés paraissaient à l’aune des méthodes actuelles de plus en plus imprécises et de moins en moins crédibles. Au contraire, les données récentes et les constatations épidémiologiques étaient accablantes.
Chercheurs en sciences humaines, nous prenions acte de l’émergence de nouvelles inégalités sociales, et pouvions même nous poser la question du futur de l’espèce humaine en prenant conscience de l’altération de sa fertilité par exemple.
Enseignants, nous nous devions d’élaborer une nouvelle connaissance pour la transmettre aux générations à venir et d’introduire dans nos enseignements en médecine humaine et animale la notion de pathologies environnementales.
Citoyens, nous constations clairement la diminution de la faune habituelle de notre environnement et pas uniquement des espaces urbains ou périurbain. Nous entendions aussi les alertes provenant du monde rural par exemple des apiculteurs.
Nous avons alors commencé à égrener la masse des connaissances élaborée par les chercheurs dont les sujets d’étude concernaient justement la modification de l’environnement. Il est alors intéressant de constater les états des lieux successifs, la validité des interprétations, la nature des décisions face à l’évolution des connaissances et des constats.
Après de nombreux atermoiements des scientifiques eux-mêmes, il ne fait plus de doute que les inquiétudes soulevées par l’analyse de l’étude Agrican menée par l’Inserm en 2013 (10) se sont transformées en certitude ou pour le moins en corrélations fortes (11). La fondation de l’Académie de Médecine s’est emparée de la même problématique et communique à l’identique ses inquiétude sur notre santé (12). La littérature internationale est abondante, démontrant l’accroissement des effets indésirables, expliquant pourquoi les méthodologies employées n’avaient pas permis de détecter à l’échelle des populations de sujets exposés des effets pourtant connus des médecins chez leurs patients depuis le milieu des années 1970.
Les références sont toutes accessibles sur le moteur de recherche PubMed qui recense les publications scientifiques biomédicales. Par exemple, il est riche d’enseignement de consulter, pour rébarbatif que cela soit, les moyens employés pour définir les doses toxiques ou plutôt infra-toxiques des substances répandues dans l’environnement. On constate ainsi que d’évaluer l’absence d’effet à long terme pouvait dépendre des données fournies par l’industriel fabriquant le produit testé, que les études toxicologiques avaient été menées sur un groupe de sujets sains moins de 10 jours (13). Il n’est pas besoin de lire la littérature pour savoir que des agences gouvernementales fondent encore les autorisations d’utilisation de tel ou tel produit sur les données délivrées par les fabricants (14). D’autres sources médiatiques, certes à considérer avec prudence, peuvent être consultées très aisément. Elles ont l’avantage d’exposer les problèmes et d’élaborer les questionnements sans qu’il ne soit besoin de consulter la littérature scientifique spécialisée.
De l’information valide est donc disponible. Elle traite de nombreux aspects des problèmes environnementaux à résoudre. Il semble pourtant que la diffusion des informations ne soit pas suffisante pour qu’une prise de conscience collective émerge. Tout récemment en réponse à la crise du monde agricole, un geste politique a été de suspendre le plan EcoPhyto de diminution des adjuvants chimiques utilisés dans les cultures (15) . D’après une enquête menée en février 2024 par le quotidien « Le Figaro » plus de 80% des personnes manifestaient leur accord pour un desserrement des contraintes écologiques liées à l’agriculture. Une large majorité préférait donc le risque sanitaire à la mise en place d’une solution alternative. Cette attitude mérite d’être examinée et comprise car si, elle traduit un intérêt pour la condition paysanne, elle considère que le moyen d’accéder à une meilleure rémunération des agriculteurs (16–18) passe par un retour à un système antérieur dont l’échec est patent sur le long terme aboutissant à une fuite en avant dans l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. En effet, les expertises démontrent que l’utilisation intensive des sols détériore progressivement leur qualité, la productivité et conduit à l’augmentation sans fin des adduits chimiques. Il apparaît une situation paradoxale où l’homme non seulement ne maîtrise pas la nature mais tente de le faire à ses dépens en utilisant une masse croissante de produits qui sont néfastes pour sa santé et en première ligne celle des utilisateurs directs. Le moyen choisit pour aboutir à une plus grande justice économique apparaissant un choix bien éloigné du principe de précaution et du respect de la santé des agriculteurs. Au-delà de la santé des utilisateurs, les rapports cités plus haut traduisent un effet actuellement documenté sur la fertilité humaine, le développement durant la vie intra-utérine et celui des enfants (16,18–20).
Comment interpréter cette tolérance ? Certes, la méconnaissance des problèmes majeurs en cours ou à venir en est un moteur évident. Néanmoins notre groupe lucide sur les risques confesse lui-même une prise de conscience lente. La question essentielle n’est elle pas le manque de comparaison possible ? Le modèle « occidental » nous a apporté des conditions de vie largement favorables que nous pourrions résumer par l’abondance. Abondance dans tous les domaines, la nourriture, la santé, le temps libre, la possibilité de s’exprimer. Ce modèle générant les avantages cités n’est pas dépourvu d’inconvénients mais il n’est pas de notre propos d’en débattre ici même sur un aspect purement éthique. Cependant notons que l’ensemble des avantages acquis est accessible par un moyen majoritaire : l’argent. C’est bien du besoin de dégager des marges financières que dépendent aujourd’hui chacune de nos activités quel que soit le secteur considéré. C’est face à cette pensée dominante et en l’absence de comparaison que se sont développés les maux qui nous préoccupent. À la décharge de l’homme, aucun autre modèle n’a démontré qu’il puisse se substituer à notre mode de vie. Les utopies socialistes politiques se sont toutes soldées par des issues économiques et sociales peu attractives. Seules quelques microsociétés exotiques et méconnues ont su conserver un rapport équitable entre leur besoin et l’environnement qui mérite que l’on s’y attarde.
C’est le modèle défendu par « l’écologie profonde » fondée par Arne Næss (21) dont l’analyse sociologique menée par des auteurs comme Philippe Descola nous assène que « la nature n’existe pas » et surtout qu’en s’en étant exclu l’homme s’est égaré et coure à sa perte (22). Ainsi décrit-il le salut de l’humanité et de son environnement comme la fin de l’anthropocentrisme (5). Cependant de ces propos naît l’évidence que si l’homme prend conscience de l’intérêt de respecter l’ensemble des composantes de la vie sur la planète, c’est bien sa propre survie qu’il ambitionne et c’est lui qui doit être l’acteur principal de la survie de l’ensemble. À ce jour, l’équilibre favorable à la survie globale est si complexe que personne et plus globalement la science ne peut prétendre le comprendre en totalité. On pourrait ainsi considérer que la place de l’homme en lanceur d’alerte comme en acteur de la survie de sa propre espèce ne rende que très théorique le débat sur l’anthropocentrisme. Loin d’être en position dominante l’homme doit se placer ici en responsable des actions passées et surtout en responsable et garant de l’avenir de l’humanité. Des actions multiples et internationales existent. Des débats vont bon train sur les moyens à employer. Nous entendions tout récemment Jean-Marc Jancovici, inventeur du bilan carbone et promoteur historique du réservoir de pensée le « shift project » (23) nous promettre « du sang et des larmes » pour réunir les moyens de freiner le réchauffement climatique. Le message révélait sa crainte que la prise exclusive de mesures financières telle la taxe carbone ne puisse suffire en l’absence de contraintes politiques fortes et d’un effort collectif. Il s’agissait d’une prise de conscience politique et économique, probablement pertinente. Néanmoins accepter une évolution de nos contraintes demeure problématique. Ainsi, il apparaît nécessaire de s’interroger sur l’extension de cette prise de conscience au-delà des questions politiques et économiques à l’essence même de notre condition.
Nous faisons donc le choix de diffuser la connaissance selon nos savoirs et expertises, de débattre des contradictions, de la façon de repenser un environnement qui respectera l’ensemble des contraintes morales et matérielles de tous les êtres vivants. C’est la raison pour laquelle nous considérons avec intérêt qu’un espace de réflexion éthique participe à la réflexion sur les actions à entreprendre et les moyens à mettre en œuvre.
1. Lucrèce. De la nature des choses. Juillet 2013. Les Echos du Maquis; 1876. 256 p.
2. Jean-Jacques Rousseau. Les rêveries du promeneur solitaire. 1959e éd. Paris: NRF; 1778. 1005 p. (Bibliothèque de la Pléiade; vol. I).
3. Henry David Thoreau, traduction Jacques Mailhos. Walden ou la vie dans les bois. 2017e éd. Paris: Gallmeister; 1854. 389 p. (Totem).
4. Aldo Leopold. Almanach d’un comté des sables. GF Poche 2017. Paris: Oxford University Press; 1949. 290 p. (littérature et civilisation).
5. Philippe descola, Alessandro Pignocchi. Anthropologie des mondes à venir. Paris: Seuil; 2022. 176 p. (Anthropocène).
6. collectif d’experts. Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires. 2023. Publication du 6e rapport de synthèse du GIEC. Disponible sur: https://www.ecologie.gouv.fr/publication-du-6e-rapport-synthese-du-giec
7. Déclaration de principes éthiques en rapport avec le changement climatique [Internet].. Disponible sur: https://fr.unesco.org/themes/%C3%A9thique-sciences-technologies/principes-ethiques
8. Collectif. Défis Climatiques Défis éthiques [Internet]. UNESCO; 2019. Disponible sur: https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000370032
9. Biodiversité | UNESCO [Internet]. Disponible sur: https://www.unesco.org/fr/biodiversity
10. Inserm [Internet]. Pesticides : Effets sur la santé · Inserm, La science pour la santé. Disponible sur: https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-effets-sur-sante/
11. Inserm [Internet]. Pesticides : Et maintenant, que fait-on ? · Inserm, La science pour la santé. Disponible sur: https://www.inserm.fr/actualite/pesticides-et-maintenant-que-fait-on/
12. « Pollution chimique de l’environnement et santé publique : Exposome et prévention [Internet]. Fondation de l’Académie de Médecine. 2024. Disponible sur: https://fam.fr/debats-de-la-fam/livre-blanc-exposome/
13. David J. Clegg MVG. Determination of the reference dose for chlorpyrifos: proceedings of an expert panel. Journal of Toxicology and Environmental Health Part B: Critical Reviews [Internet]. 1 juin 1999; Disponible sur: https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/109374099281179
14. Radio Télévision Suisse Romande. Temps Présent : Les effets des pesticides sur la santé [Internet]. 2021. Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=HJcgg3hxKO0
15. Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire [Internet]. [cité 13 févr 2024]. Lancement de l’appel à projets national Écophyto 2023. Disponible sur: https://agriculture.gouv.fr/lancement-de-lappel-projets-national-ecophyto-2023
16. Roberts JR, Karr CJ, Council On Environmental Health. Pesticide exposure in children. Pediatrics. déc 2012;130(6):e1765-1788.
17. Xu X, Wang X, Yang Y, Ares I, Martínez M, Lopez-Torres B, et al. Neonicotinoids: mechanisms of systemic toxicity based on oxidative stress-mitochondrial damage. Arch Toxicol. juin 2022;96(6):1493‑520.
18. Zhang S, Zhao M, Li S, Yang R, Yin N, Faiola F. Developmental toxicity assessment of neonicotinoids and organophosphate esters with a human embryonic stem cell- and metabolism-based fast-screening model. J Environ Sci (China). mars 2024;137:370‑81.
19. Blanc-Lapierre A, Bouvier G, Garrigou A, Canal-Raffin M, Raherison C, Brochard P, et al. [Chronic central nervous system effects of pesticides: state-of-the-art]. Rev Epidemiol Sante Publique. oct 2012;60(5):389‑400.
20. Zhang D, Lu S. Human exposure to neonicotinoids and the associated health risks: A review. Environ Int. mai 2022;163:107201.
21. Arne Næss. Ecologie, communauté et style de vie. MF; 2008. 372 p. (Dehors).
22. Philippe Descola. Par delà nature et culture. Essais Folio 2015. Paris: NRF éditions Gallimard; 2005. 623 p.
23. The Shift Project [Internet]. L’équipe du think tank The Shift Project. Disponible sur: https://theshiftproject.org/equipe/