Publié le 03/05/2017 par Monique Gomar

Le renouveau du questionnement éthique n’est pas un phénomène de mode mais une nécessité née de la dévaluation ontologique du vivant, de l’entrecroisement de lignes de force technologiques et scientifiques nouvelles engendrant une crise de la représentation du vivant et de sa valeur. Comme le dit Paul Ricœur : « le fait nouveau est que l’homme est devenu dangereux pour lui même en mettant en péril la vie qui le porte« . Le désarroi de l’homme contemporain qui a le sentiment de vivre dans un monde qui ne le comprend pas, pas plus qu’il ne le comprend et dans lequel la liberté intérieure et l’éthique ont chancelé sous le poids des nécessités extérieures, oublie que l’homme a peut-être une tâche à accomplir, ergon disaient les grecs se faire œuvre de soi par l’activité de l’âme raisonnable, réaliser l’humanité en soi en retrouvant le chemin d’une intériorité référant la vie à autre chose qu’elle-même.

La vie éthique, en tant que réflexion sur un univers de normes identiques pour une communauté est donc toujours à la fois l’acte d’un individu singulier, conscient et volontaire sur le chemin de la vie mais en même temps l’acte de s’élever au-dessus de l’arbitraire du vouloir individuel pour se rapporter à des normes d’existence. Mais comment établir le lien entre l’individu singulier et une vie selon la généralité de la norme?

Le bien vivre
La vie éthique va d’abord prendre la forme du « bien-vivre« , visée de l’être de raison dans une éthique de la vertu, condition d’une vie accomplie. Dès l’origine grecque du concept d’éthique, les mœurs, on rencontre la double implication du singulier et de l’universel en caractérisant la recherche des valeurs qui cimente une communauté humaine et s’incarne dans une sagesse pratique qui pour Aristote, fils de médecin et fondateur de l’éthique, arrache l’homme à sa propre fragilité en enseignant comment agir. La suprématie de la raison a pour objet de déterminer les fins de la vie humaine en tant que vie humaine réussie manifestant l’accord de l’homme avec lui- même et avec le monde, donc d’une vie heureuse caractéristique d’un être raisonnable et sociable capable de diriger sa vie par la pratique de la vertu. Celle-ci représente l’excellence de l’âme dans l’exercice de sa fonction propre : réaliser en soi la raison. Devenir soi c’est accomplir sa tâche, ce pourquoi l’homme est fait en tant qu’être raisonnable et sociable car la vie solitaire n’est possible que pour une bête sauvage ou un dieu.

L’excellence dans l’exercice de cette fonction ne peut être pour Aristote que l’œuvre de toute une vie car un seul acte de vertu ne fait pas la vertu. Elle représente donc une disposition acquise cultivée par l’exercice et l’habitude devenant par là même la vraie nature de l’homme. Ainsi l’homme tempérant est celui qui devient capable d’exercer spontanément la tempérance par des actes répétés de vertu. La vertu se trouve donc incarnée par l’homme sage en qui parle la droite raison car « c’est lui qui est la règle et la mesure du bien » apte à discerner le juste milieu : meson. La vertu surmonte ainsi la nature pour mieux l’accomplir.

L’éthique d’Aristote ne se ramène pas à une connaissance spéculative pure mais s’incarne dans une pratique proche d’une hygiène de vie, guidée par la recherche d’un équilibre semblable pour l’âme à la santé du corps, susceptible d’accomplir les freins pour lesquels elle s’est faite et de les hiérarchiser tout en tenant compte du fait que l’être humain n’est pas toujours identique à lui-même dans le cours du temps et en respectant la particularité des situations et des âges .Chacun doit alors pouvoir trouver sa propre médiété. C’est donc tout un travail que d’être vertueux en cherchant à atteindre la plénitude de son essence. Le bien-vivre est à la fois la finalité de l’action éthique dans la recherche du bien et représente la dimension d’un appel car l’incarnation de la règle et de la droite raison n’est pas d’exécution facile, digne d’éloge et belle.

Vivre en harmonie avec la nature en résistant à l’adversité.
Vivre, c’est aussi dans les périodes troublées et les crises de civilisations, résister face aux difficultés comme « le promontoire résiste à l’assaut des vagues« . Cette philosophie de la résistance et de la constance de la nature caractérise l’éthique stoïcienne, qui par la maîtrise des représentations, de l’imagination et du jugement par une lutte incessante contre l’erreur va mettre en évidence l’importance de la fermeté d’âme, de la volonté, éléments essentiels de la sérénité du sage, en harmonie avec lui-même et avec le monde dans la recherche de la constance des valeurs .

C’est au fond de l’homme et en lui-même que réside la valeur véritable: la sagesse et la liberté intérieure du sage, les obstacles dus aux difficultés de l’existence permettent d’éprouver cette résistance. Il s’agit avant tout de supprimer l’attachement à l’égard des biens qui ne dépendent pas de nous et qui ne sont pas de vrais biens ,la seule aversion légitime est celle qui porte sur le mal en nous ,car c’est le seul sur lequel nous ayons une prise véritable par un bon usage de nos représentations .Si tous les hommes ne peuvent accéder à la sagesse véritable ,il est cependant important qu’ils puissent abandonner un peu de leur folie et de leur inconstance ,en usant du mieux possible de leur « faculté directrice « ,tout en recherchant l’accord avec la nature; la mort elle-même n’est pas autre chose qu’un phénomène naturel, l’aboutissement d’un processus vital » L’homme meurt comme une olive qui se détache de l’arbre » dira Marc-Aurèle.

On va retrouver la fermeté de cette éthique du vouloir et de la liberté dans la pensée cartésienne qui va mettre en évidence la primauté de la décision dans la vie éthique, la décision étant elle-même le moyen de la normativité et son principe.

Monique Gomar – Professeur de philosophie